A l’heure où le rap n’a jamais été aussi rentable et prolifique, des questions peuvent se poser sur l’attitude du « grand public », concept lui-même difficile à caractériser. Le mode de consommation de la musique a évolué suite au nombre, parfois trop important, de sorties par semaine. Quant aux jugements émis sur la qualité d’un projet, ils se font de plus en plus rapidement, au détriment de la réécoute et de la compréhension artistique, et ne sont pas sans conséquences.
Les réseaux sociaux et le besoin d’être au plus près de l’actu
Difficile de définir exactement ce qu’est le grand public aujourd’hui. Pour la majorité des auditeurs, ce sont les personnes qui écoutent les projets les plus mis en avant, faisant l’impasse sur tout ce qui est moins connu. Il joue un rôle majeur puisqu’avec internet et l’importance prise par les réseaux sociaux dans la communication marketing d’un projet, chaque voix peut avoir son importance. C’est sûrement la notion qui a été la plus comprise par tout le monde, fans comme artistes.
Il n’y a qu’à regarder Twitter un jeudi soir, dépassé minuit, jour des sorties musicales (projets et singles) : dès 00h05, impossible de ne pas être sous une déferlante d’avis concernant le nouveau projet ou single d’une tête d’affiche. Un avis exprimé dans l’heure de la sortie, si ce n’est moins, histoire d’être au plus proche de l’actu. Ce besoin d’exprimer son opinion à chaud est compréhensible, mais au delà du fait de vouloir simplement commenter sans recul, cette multitude de jugements n’est pas sans conséquence.
Moi j comprend pas partout en tt damso l album nul pourtant ca pete le score niveau stream mon avis c un tres bon lyriciste les prod sont lecher mais on reste un peu sur sa fin bref fuoriclasse bien au dessus en toute humilité
— eloquence nouvel album Fuoriclasse . 🐟🐟🐟 (@eloquencePLC) September 19, 2020
Comme n’importe quel phénomène social, le rap est touché par ce qu’on peut appeler des mouvements de foule virtuels. En effet, cette vague de points de vue en entraîne d’autres. Cela peut s’expliquer par l’envie d’être lié à une communauté, de parler de ce dont tout le monde parle — ce qui reste humain après tout. Mais au niveau des conséquences, cela entraîne bien souvent un énorme manque de nuances dans les premières heures ou jours qui suivent la sortie d’un projet. Twitter est l’exemple parfait de ce phénomène, où un artiste faisant l’objet d’une grosse hype sera directement encensé par une énorme majorité, sans que jamais les imperfections ou faiblesses ne soient mentionnées.
On peut prendre la très attendue sortie de LMF de Freeze Corleone comme exemple. Parmi le flot continu de tweets postés juste après la sortie de l’album, il était tâche complexe d’en trouver un mesuré, qui n’adulait pas totalement l’artiste (Le Règlement en parlait justement à la fin de la vidéo ci-dessous), ou qui ne qualifiait pas cette hype de totalement injustifiée, posant comme vérité la nullité absolue de l’artiste.
Un trop gros succès entraîne un manque de nuance qui peut finir par dégoûter beaucoup de gens d’un artiste. Non pas à cause de lui, mais de son public outrancier. On pourrait parler de Nekfeu après la sortie de son premier album (Feu), érigé comme “rappeur pour tous”, seulement parce que la plupart des gens qui prenaient la parole ne juraient que par lui, et manquaient sévèrement de nuances dans leurs propos.
A l’inverse, un rappeur qui sort de sa zone de confort peut très vite se faire lyncher à la suite d’un mouvement de foule virtuel similaire. Avec absence de nuance, avis très à chaud au rendez-vous, venant juger parfois plusieurs années de travail en quelques minutes ou quelques heures. QALF de Damso illustre très bien ce phénomène : bombardé d’avis négatifs sur Twitter dès les premiers instants, l’album a finalement pu trouver sa cible quelques jours plus tard après réécoute, mesure, et plus de compréhension, devenant ainsi le meilleur démarrage commercial de 2020.
De quoi s’interroger sur le mode de consommation musical de ces dernières années, et sur la place de la réécoute. Au milieu de toutes ces sorties, difficile de s’y retrouver chaque semaine. Nous sommes peut-être en train de tendre vers une mode selon laquelle une première écoute jugée décevante deviendrait la dernière du projet. On pourrait également parler des médias, qui, de par le besoin d’être dans l’actualité chaude pour intéresser leur public, n’ont souvent pas le temps d’aller en profondeur dans l’analyse et se contentent de brèves très factuelles, ne faisant qu’alimenter les vagues de hype ou de lynchage. La critique se faisant également de plus en plus rare dans les articles : question que soulevait déjà Yard en 2018.
Les médias musicaux n’osent plus critiquer les albums de rap français
Tout cela nous amène à dire que dans un marché aussi vaste et divers que celui du rap, c’est finalement, comme toujours, le public qui fait la tendance. Quitte à décourager les artistes cherchant à se diversifier musicalement qui peuvent avoir peur de ne pas être compris. Des rappeurs comme Hugo TSR, dont l’identité musicale est foncièrement attachée au boom-bap (et rien d’autre), auraient, au delà de leur vision musicale, énormément de mal à faire passer un morceau blindé d’autotune à leur public. Ce n’est pas ce qu’ils attendent d’eux, ils en seraient donc, pour une majorité, déçus.
Les attentes du “grand public” et leurs conséquences
Comme dit ci-dessus, l’attitude d’un public pose question sur les différentes conséquences qu’elle peut avoir. Le fait d’attendre de Damso majoritairement du kickage ou uniquement du boom-bap de la part d’Hugo TSR leur ferme beaucoup de portes. Un artiste proposant une vision différente de ce que son public pouvait attendre peut déboussoler ce dernier. Cependant, chaque public pourrait, à l’aide de la réécoute, être apte à comprendre ce que l’intéressé a voulu partager ou véhiculer à ses auditeurs. Seulement, si celui-ci reste fermé après la déception de sa première écoute, et se rue sur Twitter pour étaler avec science le pourquoi du comment c’est nul, l’artiste pourrait se remettre en question et rester enfermé dans ce qu’on attend de lui, quitte à devenir, pour certains, des caricatures d’eux-mêmes. Le public a donc une forme de pouvoir sur ce qui va ou doit marcher. Et ce lien de cause à effet est en train de nous mener vers une tendance décriée par beaucoup : l’uniformisation du rap.
Depuis trois ou quatre ans, on distingue un vrai penchant uniforme dans la construction des albums très attendus : une majorité de titres fidèles à ce que fait l’artiste, deux ou trois sons très ouverts et plus portés vers certaines radios, et deux ou trois featurings avec des têtes d’affiche. Ce format, bien qu’il ait toujours plus ou moins existé, est en train de prendre le dessus sur une grosse partie du marché. Énormément de titres se ressemblent, on donne au grand public ce qu’il attend, ce qu’il va aimer dès la première écoute. Le mode de consommation est bien plus à la playlist — où l’on trie ce que l’on aime dans chaque projet — qu’à l’écoute d’un album entier.
A l’inverse, des albums très travaillés vont davantage ressortir du fait de leur minorité dans une pluie de sorties à l’année. Par exemple, TRINITY de Laylow a reçu un accueil quasi-unanime par la critique, et est souvent mis en avant dans les contenders au projet de l’année. C’est un album qui prend tout son sens quand on l’écoute en entier, comme ça pouvait être le cas pour celui d’Alpha Wann (UMLA) en 2018 : cela le démarque de la majorité des autres projets.
Cette tendance s’avère efficace commercialement, puisque beaucoup des albums qu’on pourrait qualifier de “blockbusters” font d’énormes scores au démarrage. Toutefois, on peut constater que de moins en moins d’albums restent dans le temps, une fugacité sûrement due au fait qu’ils se ressemblent beaucoup.
De tout cela, on peut retenir que la consommation à grande vitesse du grand public, et l’absence de réécoute qui entraîne l’absence de recul, ont énormément de conséquences sur l’industrie musicale. Les débats ont été lancés par certains beatmakers qui produisent pour de gros noms, se plaignant de la tendance “fast-food” qu’était en train de prendre le rap. Beaucoup de productions se ressemblent, il en va donc de même pour les projets.
Les Beatmaker venez on essaie de changer le game du rap un peut, je tombe pas mal sur des tweets ou d’autre beatmaker commence à être vachement essoufflée, de ce qu’on propose actuellement.
— Dioscures 🤍🦋🌐 (@DioscuresMami) August 29, 2020
Face à ça, d’autres formes de rap sont en train de se faire une place en terme de succès commercial. Elles ne sont pas fondées sur ce que le public attend, mais sur une vision de l’artiste fidèle à lui même. On pourrait citer les disques d’or récents de Freeze Corleone ou d’Alpha Wann, comme le futur disque d’or TRINITY, et bien d’autres…
Si le grand public n’a plus le temps pour la réécoute, toutes les conséquences de ce phénomène sont peut-être en train de nous rapprocher d’une fin de cycle. Celle-ci mettant plus en avant des artistes qui donnent ce qu’ils veulent donner, sans vraiment se soucier de qui sera frustré ou déçu à la première écoute.