Doc Gyneco, quoi qu’on en pense, c’est un nom qui a marqué le rap français de son empreinte. Mais si le rappeur du 18ème a sorti quatre albums au cours de sa carrière, c’est évidemment Première Consultation qui l’a inscrit à jamais dans la postérité.
Si vous arrêtez quelqu’un dans la rue en lui demandant s’il connaît Doc Gynéco, il est possible qu’on vous réponde non. Mais il est beaucoup plus probable qu’on vous cite « Ma salope à moi », « Vanessa » ou « Dans ma rue », autant de classiques que compte l’album Première Consultation, sorti en 1996 sous le label Parlophone Music.
La page Spotify du Doc indique d’ailleurs très bien la position centrale de ce projet dans sa carrière : parmi ses dix titres les plus écoutés, neuf font partie de ce premier album, « L’homme qui ne valait pas dix centimes » (Liaisons Dangereuses, 1998) faisant figure d’exception. Un son puissant que je vous invite, au passage, à écouter ci-dessous.
La vie de Bruno Beausir (de son petit nom) ne peut bien sûr pas se résumer à Première Consultation. Mais avant d’aller analyser les épisodes marquants de la vie du Doc et sa longue chute du haut de l’échafaudage de la popularité (dossier à venir), retour sur un album qu’on peut légitimement qualifier de culte.
Le succès de Première Consultation
S’il s’agit du premier projet en solo de Doc Gynéco, ce dernier n’en est pas à ses balbutiements dans le monde du rap. Membre du Ministère A.M.E.R – notamment en compagnie de Passi -, il connaît déjà un succès d’estime dans la scène rap parisienne. Mais lorsqu’en 1996, le groupe est mis en retrait au profit des carrières solo de ses membres, le succès d’estime se change en succès commercial pour le Doc. Double platine avec plus d’un million d’exemplaires vendus, le premier album du Francilien fait un tabac.
La recette : des influences funk et soul, et des sujets variés : le foot, ses fantasmes (et de manière générale beaucoup, beaucoup de sexe), ses origines réunionnaises, l’abandon de son père, son quartier, etc. Mais ce qui marque cet album, c’est l’ambiance festive, détente qui l’englobe et qui est présente sur tous les morceaux. Et ce malgré certains textes abordant des thèmes pas forcément très joyeux.
Du malheur enrobé de bien-être
Dans « Tel père tel fils », Doc Gynéco laisse entendre que son père l’a abandonné en se suicidant, après avoir été un père indigne et un mari infidèle :
« Mais papa t’en va pas faut qu’j’te parle de chez toi,
Des dettes et des PV, de tout c’que tu m’as laissé, des demis frères et sœurs,
De mon carnet de notes fané comme une fleur,
Du 23ème étage t’es arrivé au rez-de-chaussée,
Sans te retourner, laissant au gardien ta clef »
« Tel père tel fils (Papa Was a Rolling Stone) »
Cependant, le sample de « Papa was a Rolling Stone » donne au morceau une ambiance légère, comme si tout cela n’était finalement pas grave, et que tout allait bien.
Dans le même style, le classique « Nirvana » raconte les tendances dépressives et suicidaires du Doc qui, trempant ses lèvres dans le succès, ne prend plus vraiment goût à la vie. Si le clin d’œil à Kurt Cobain, qui s’est suicidé à l’apogée de son succès, est évident, le refrain est encore plus éloquent quant à l’envie d’en finir :
« Comme Bérégovoy,
Aussi vite que Senna,
Je veux atteindre le Nirvana,
Comme Bérégovoy clic-clic boooom »
« Nirvana »
À sa sortie, ce son fait grand bruit car il fait écho à deux décès de célébrités ayant eu lieu quelques années plus tôt : le suicide de Pierre Bérégovoy (alors Premier ministre) en 1993, et la mort d’Ayrton Senna, grand pilote de Formule 1, des suites d’un accident en course un an plus tard.
Doc Gynéco fait état de sa lassitude vis-à-vis de tout, dans un son pourtant planant et qui, il faut bien le dire, met de bonne humeur.
Ce qui ressort de cet album, notamment à travers ce choix d’ambiances, c’est le refus de la négativité. Le Doc regarde la réalité en face, mais porte ses lunettes roses en toutes circonstances. Et ça donne le single phare de cet album, « Dans ma rue » :
« Bienvenue dans ma rue,
Où les pigeons meurent dans le caniveau
A force de manger du dégueuli de toxico
Dans ma rue, autant de flic que de mecs cocus »
« Dans ma rue »
Cet extrait n’est qu’un avant-goût de ce que Bruno nous raconte de désolant et d’affreux au sujet du 18ème arrondissement de Paris. Seringues par terre, violences, omniprésence du crack, vols et viols sont évoqués, et pourtant :
« Dans ma rue, ça vole, ça viole,
Mais qu’est-ce que tu veux, à chacun sa banlieue,
La mienne je l’aime,
Et elle s’appelle le 18ème »
« Dans ma rue »
Mais le premier couplet dépeint la cohabitation entre les différentes communautés, et le son en général, sans qu’on puisse vraiment expliquer pourquoi sinon grâce à l’ambiance musicale, donne envie d’aller le rejoindre dans son quartier.
Football, fantasmes et image de la femme
Les sujets qui fâchent sont abordés avec bonne humeur, et c’est donc logiquement que les sons joyeux (ou pas particulièrement tristes) nous mettent dans un excellent mood. Pour les footeux, le meilleur exemple est « Passement de jambes ».
Notre rappeur utilise à merveille les vocabulaires de la musique et du football, faisant un parallèle entre les deux. Carrière fulgurante, analogies bien senties, corruption et évidemment argent, les comparaisons sont nombreuses et le texte très bien écrit :
« J’ai le Ballon d’Or, le micro d’or,
Le soulier d’or et les disques d’or,
Les hooligans sont gan, morgan de moi,
Et comme ils disent vive le roi ! »
« Passement de jambes »
Bien sûr, on pourrait s’attarder sur chaque son de cet album : un feat extra avec Passi, une ode à ses origines réunionnaises ou encore un pied de nez à tous les rappeurs qui lui sont alors contemporains dans « Classez-moi dans la varièt ». Mais il est impossible de s’attarder sur cet album sans évoquer LE sujet de prédilection de Doc Gynéco, dont le blaze est d’ailleurs un indicateur qui ne trompe pas : la sexualisation de la femme.
« Viens voir le docteur », « Vanessa », « Celui qui vient chez toi quand tu n’es pas là », « Première consultation », « Les filles du moove » et bien sûr « Ma salope à moi » (paru sur la réédition de l’album en 1997) ; tous ces morceaux parlent purement et simplement de son rapport aux femmes (quasi-exclusivement sexuel). Sans parler des punchlines de cul que l’on peut retrouver disséminées dans tous les sons de l’album.
Un leitmotiv qui trouve son paroxysme dans « Vanessa », où le Doc dévoile aux yeux de tous ses séances de plaisir solitaires, et les fantasmes qui les animent :
« Contaminé le soir j’me réveille pour crier,
Après avoir rêvé de totale nudité,
Vaporeuse humide, suave et chaleureuse
D’expérience sadique, de plaisirs maléfiques »
« Vanessa »
Un son très imagé où son désir pour une femme, Vanessa, l’obsède au plus haut point.
Pour ce qui est du reste, le rappeur de Seine-Saint-Denis nous raconte qu’il est prêt à sauter sur à peu près n’importe qui, comme dans « Viens voir le docteur » où il invite successivement deux lycéennes et une femme en manque à « lui rendre visite », parfois à la limite du malaise :
« Tu viens d’avoir quinze ans mmmh intéressant,
Ne dis rien à tes copines je n’dirai rien à tes parents »
« Viens voir le docteur »
Bien sûr, Bruno joue le personnage du Doc Gynéco (enfin espérons), mais ce son vient amorcer une tendance du Doc, qui revient systématiquement dans l’album, à incarner un insatiable prédateur sexuel qui ne regarde la femme qu’à travers un prisme sexuel, comme c’est encore souvent le cas aujourd’hui dans le rap.
Cette tendance se confirme jusqu’à la réédition de l’album en 1997, où « Ma salope à moi » vient s’ajouter à la tracklist. Dans ce son, il est évidemment question de sexe, mais aussi pour la première fois d’amour :
« C’est pour elle que je dérape et que mon rap sent la fleur
J’ai rangé mon jeu d’frappes et ma pince Monseigneur
Acceptez cette prière, elle vient du cœur
Ma tass-poupée-ihéhihéhihé »
« Ma salope à moi »
Un personnage qui nous apprend qu’il peut finalement aller plus loin que la relation charnelle, mais qui appelle aussi à respecter les « tass-pés » :
« Faut respecter,
Même les tass-pés,
Font des bébés »« Ma salope à moi »
C’est plus que maladroit, on est d’accord. Mais ça a le mérite d’être tenté.
Finalement, si vous n’êtes pas familiers avec cet album, foncez : il reste malgré ces dernières lignes un projet exceptionnel, et surtout très en marge de tout ce qui pouvait se faire à la fin des 90’s en France. Et aussi une des dernières traces de vivacités d’esprit de la part du Doc au cours de sa carrière qui, pourtant, est toujours active. Mais ça, nous le verrons plus tard.