Duo emblématique du rap des années 2000, Tandem nous offrait en février 2005 l’album C’est toujours pour ceux qui savent. Nostalgie, destin tragique inévitable, halls et bavures policières, embarquez pour un voyage dans le temps guidé par Mac Tyer et Mac Kregor… bienvenue dans le 93.
Lorsque l’on parle de rap français, impossible de ne pas mentionner le département de la Seine-Saint-Denis, le 93. Des groupes de légende (Suprême NTM, Tandem) aux plus grandes stars d’aujourd’hui (Kaaris, 13 Block, Sofiane, Maes), le 93 est l’un, si ce n’est le plus important vivier du rap français depuis des générations. Et ça, Mac Tyer et Mac Kregor le savent, et ils en sont fiers. Preuve en est, l’imposant « 93 » en béton qui occupe tout l’espace de la pochette de l’album.
Ce n’est pas nouveau, le département d’origine des rappeurs a toujours été présent dans leurs textes. Que ce soit pour le mettre en valeur, se revendiquer fier d’y appartenir ou au contraire, pour montrer à quel point y grandir n’était pas facile. Tandem n’échappe pas à la règle, et ils ont à cœur de nous faire entendre une chose : le 93 c’est hardcore. Le clip est juste en dessous, régalez-vous :
Ce morceau est sans aucun doute le plus marquant du groupe, lui qui s’affirme aujourd’hui comme un « classique » parmi la nouvelle génération des rappeurs du 93. Impossible donc, de passer à côté de l’intro de l’album, qui nous prévient dès le départ : on va entendre parler du 93, pour le meilleur et pour le pire.
« Levez les bras si vous êtes forts »
« 93 hardcore » est un modèle d’intro. Il est absolument nécessaire de s’attarder dessus tellement le morceau est représentatif non seulement du duo, mais aussi du 93, dont l’ADN reste marqué par ce refrain mythique :
« Tout l’monde veut s’allumer tout l’monde veut se la mettre,
C’est la fin des haricots y’a plus d’lovés,
93 hardcore !
Levez les bras si vous êtes forts, ma banlieue Nord veut des gros sous pourtant nos mains sont dans la boue »
En seulement quelques phrases, Mac Tyer et Mac Kregor vident leur colère et leur désarroi en exprimant ce que ressent la jeunesse du 93 qu’ils incarnent dans le morceau. La première phrase est assez significative : « Le danger vient de chaque personne, impossible de donner sa confiance, même à son voisin. Un sentiment de solitude qui s’explique par la phrase suivante. »
La célèbre expression « c’est la fin des haricots » est ici reprise façon Tandem, voulant nous faire comprendre que si la situation est aussi difficile, c’est parce qu’il n’y a plus d’argent pour personne. Le cri « 93 hardcore ! » est un cri du cœur, nous rappelant à chaque fois qu’il est prononcé (12 fois au total dans le morceau), la manière dont les deux rappeurs perçoivent leur département.
La dernière phrase est certainement la plus importante. Elle reflète parfaitement la mentalité véhiculée par le duo tout au long de l’album : l’envie d’argent, l’envie de s’en sortir est exprimée. Mais l’expression « pourtant nos mains sont dans la boue » représente le quotidien compliqué dans lequel ils grandissent, et le manque de récompenses à leurs efforts. En somme, la volonté et la détermination caractéristique des rappeurs du 93 sont bien présentes, mais la solitude, les trahisons, le manque d’argent viennent ternir la jeunesse du département.
« Le monde est stone », deuxième morceau de l’album est, en quelque sorte, similaire à l’intro. Flow rapides, voix pleines de rage et de détermination, les violons nous entraînent sur le refrain qui claque presque autant que celui du morceau précédent. Dans les lyrics, la même idée en tête : représenter la population du 93, qui se débat et tente d’échapper à un quotidien difficile. Encore une fois, c’est le refrain qui sert de fil conducteur et véhicule le mieux les messages du morceau :
« C’est pour les halls
Les mères qui prennent le trom
Les mômes qui s’crament trop tôt
On a trop les crocs le monde est stone (Stone !)
Ma gueule c’est trop facile de nous juger
Mais qui s’y plaît dans les cités à part les jeunes dissipés ? »
Le refrain est on ne peut plus explicite. Les halls et le trom sont là pour nous rappeler le travail et l’ennui, la morosité et la routine. La phrase sur les mômes nous met en tête le danger qui plane au-dessus de la jeunesse : le fait de rapidement sombrer dans la drogue à cause de cette vie pesante. Mais la détermination revient toujours, cette fois dans la seconde partie du refrain. La question rhétorique qui vient a pour but de remettre en question les jugements hâtifs sur les jeunes de banlieue, car Mac Tyer lui même nous prévient que rares sont les personnes qui se plaisent dans la vie qu’il décrit. Et justement, les dernières lignes du dernier couplet résument chacune un des idéaux de l’album : danger, fatalité, et détermination :
« Dans mon 93 c’est l’hématome corporel quand tu croises les flics
Abattu par les drames, traits cabossés par la vie
J’me suis trop cassé la gueule pour que tu m’apprenne à marcher »
La routine mélancolique
Après ces deux premiers morceaux remarquables, s’en suivent quatre titres qui vont entièrement nous plonger dans le quotidien du duo, mais d’une manière différente aux sons précédents. « Dans ma rue », « Génération sans repères », « Tu croyais quoi » et « J’ai trop de cœur » constituent un quatuor de morceaux mélancoliques. Bercé par les mélodies au piano, on accède aux sentiments des deux rappeurs qui se livrent à leurs auditeurs de manière plus calme et plus posée. Les lyrics n’en restent pas moins dénonciateurs, crus, et avec ce même objectif de décrire sans contrefaçon la triste routine des jeunes de cités.
« Dans ma rue » et « Tu croyais quoi » sont assez similaires, dans le sens où le même procédé de répétition est utilisé. « Dans ma rue » est répété plus d’une vingtaine de fois dans le morceau éponyme, et « Tu croyais quoi » est répété plus d’une trentaine de fois. Le but est de rentrer dans la tête de l’auditeur, d’une manière allant jusqu’à créer une attente du côté de ce dernier. A chaque fois que l’on entend l’une ou l’autre expression, on se demande immédiatement ce qui va suivre, quelle sera la fin de la phrase. Ce processus « d’interaction » permet de s’identifier, presque de participer au morceau. De plus, la question rhétorique commençant par « Tu croyais quoi, … ? » met encore plus le lecteur en phase avec les lyrics.
« Tu croyais quoi qu’on était dead et graves foutus d’avance ?
Tu croyais quoi qu’on était bêtes et qu’on voulait rien prendre ?
Tu croyais quoi hein ?
Qu’est ce que tu croyais, qu’on allait rester là à se laisser noyer ? »
« Génération sans repères » et « J’ai trop de coeur » sont certainement les titres les plus mélancoliques de l’album. Tantôt tristes, tantôt plus colériques, les flows varient entre les couplets mais les lyrics ne laissent pas indifférents. La peine, le désespoir voire la peur sont les émotions phares de ces morceaux. Comme son nom l’indique, le premier morceau sonne comme une ode à la génération du duo, dont on sait qu’ils ont à cœur de représenter. Les pronoms « on » est « nous » reviennent beaucoup, preuve que les deux artistes ont souhaité rapper au nom de leur génération. C’est d’ailleurs le cas bien souvent tout au long de l’album :
« On se neutralise en espérant être conscients
On se civilise en se rapprochant de la trentaine
On met la haine de côté, on s’insurge quand ça en vaut la peine »
« J’ai trop de cœur » est un solo de Mac Kregor. Pendant près de cinq minutes, le rappeur va faire parler ses talents de lyriciste, couplés à ses talents d’artiste. L’écriture se rapproche presque de la poésie, tout en gardant ce côté « hardcore » qui fait la force de Tandem. Notre oreille est baladée entre la mélodie au piano, les phases mélancoliques mais percutantes de Mac Kregor, et le refrain qui sonne comme un hymne que l’on voudrait presque reprendre avec la main sur le cœur. Tout est réuni pour faire de ce solo un des meilleurs morceaux du projet :
[Refrain]
« J’ai trop de cœur et ça m’trahit
Mon âme s’froisse dans l’impérissable, ma rage s’enflamme, cache les jerricans
Indignes-toi devant l’Éternel
Cet éternel pincement qui comprime tes poumons lorsqu’on t’arrache les ailes
Le cœur rempli de peines, l’amour me semble futile
Les drames sont tels qu’on les conçoit, remballe ta haine
Et bien avant que ma vie s’enchaîne man, sache qu’il y en a marre d’être docile
J’ai trop de cœur et ça m’fait mal ! »
L’injustice de la justice
Arrivés vers la moitié de l’album, les tracks 7–8‑9 sont regroupées sous le nom de « La trilogie ». Cette trilogie regroupe trois morceaux complémentaires et quasi indissociables, pour la simple et bonne raison que l’histoire qu’ils racontent est divisée en trois chapitres. Cet enchaînement est un des meilleurs storyteller du rap français, tant l’intrigue est jouée à fond par ses différents interprètes. Dans le premier morceau, « Un jour comme un autre », le solo de Mac Tyer nous dévoile en un temps réduit (2’14, morceau le plus court de l’album) la sortie de prison de ce dernier. On y apprend qu’il a pris six ans pour vol à main armée. Avant son unique couplet, on entend Mac Tyer parler à quelqu’un de sa peine de prison. Puis, après son couplet, on l’entend héler un surveillant afin de réclamer son droit de parloir… sans succès. Très rapidement, dans ce qui s’apparente comme le prologue de la trilogie, Mac Tyer nous dévoile son humeur attristée due à sa solitude, son ras-le-bol de la prison, et la souffrance de sa famille. Quelques détails sur son incarcération, sa déprime, sa colère, et voilà déjà que la track 8 débute…
« Frères ennemis » se déroule en deux parties. Avant que le premier couplet ne démarre, un juge ordonne sévèrement à Mac Tyer de lui donner les raisons pour lesquelles il devrait être libéré. Mac Tyer débute son couplet, dévoilant sa vie depuis sa sortie de prison : heureux de rentrer chez lui, de retrouver sa femme et sa fille, il tente de s’en sortir grâce à la musique. Malheureusement, le succès n’est pas au rendez-vous. Il retombe alors dans les trafics de drogue, d’armes pour subvenir à ses besoins :
« Hélas, aucun tube, aucune thune, c’était la crise
Un putain d’embouteillage sur les périph » de la gloire
Me voilà à reprendre les vieilles habitudes de mon réseau
Cousin, les armes, la poudre et la résine
Le bizz tournait, moi j’étais fier de ce que je faisais
Tant mieux pour moi si l’oseille rentre, si tu bicraves fais-toi tout petit »
La seconde partie est amorcée lorsque l’on apprend que son ami lui a volé l’argent avec lequel il aurait pu s’acheter une auto-prod. Fou de rage et malgré sa femme qui tente de le retenir, Mac Tyer se munit d’une arme à feu dans le but de punir celui qui l’a trahi. Arrivé chez ce dernier, le ton monte très vite entre les deux anciens amis. On apprend lors de la dispute que Mac Kregor (jouant le rôle de traître) a sombré dans l’alcool suite à un divorce. A la toute fin de l’embrouille, alors que Mac Tyer menace Mac Kregor avec son arme, la police débarque et crie sur les deux hommes. Un coup de feu part. Fin du deuxième chapitre.
« Le Jugement » est le troisième et dernier volet de la trilogie. Long de 7 minutes 15, il regroupe pas moins de huit artistes, chacun interprétant un rôle :
- La juge : Diam’s
- Le procureur : Faf Larage
— L’avocat : Kery James
— La victime : Mac Kregor
— L’accusé : Mac Tyer
— Le témoin : Kazkami
— Le témoin n°2 : Lino
— Le témoin n°3 : Tunisiano
Durant le morceau le plus long du projet, on assiste au jugement de Mac Tyer, accusé d’avoir tiré sur Mac Kregor. En tant qu’auditeur, voire presque spectateur tellement le morceau est imagé (cris, embrouille générale, coups de marteau de la juge…), nous découvrons au fil des couplets (plus d’une quinzaine au total !) que le malheureux Mac Tyer est victime d’un coup monté. Le coup de feu entendu à la fin du deuxième chapitre ne provient pas de l’arme de l’accusé, mais bel et bien de celle d’un policier, pris de panique.
« Un keuf braque, il a le trac, les nerfs craquent : un coup part
L’homme se tient la tête, regrette ce qu’il vient de faire
Mac Tyer reste de fer et mon pote est par terre[…]
Eh je l‘ai vu et entendu comme je vous vois
Comme j’ai vu ce policier prendre le brolique à Mac Tyer
Je l’ai vu et entendu parler à petite voix
Parler de balistique et comploter pendant des heures »
Malgré les tentatives de l’avocat pour tenter de sauver Mac Tyer, et malgré l’absence de preuve formelle, la parole des policiers semble avoir plus de valeur aux yeux de la juge. Ce sont ces derniers qui remportent le procès, affligeant ainsi une peine de cinq ans de prison ferme à Mac Tyer, débordé par les événements.
Un duo aux multiples facettes
Suite à cette exceptionnelle trilogie, Tandem ne se relâche pas. Le duo use de toute l’étendue de son talent et de sa polyvalence pour nous proposer, de la track 10 à 17, huit morceaux complètement différents, mais tous réussis. « Laisse-moi le temps » est un morceau assez inattendu, dans lequel les deux rappeurs parlent d’amour et de peines sentimentales. Un thème sur lequel ils ne s’étaient jamais vraiment livrés. Mais leur talent de lyricistes et la mélodie de guitare sur la prod offrent un morceau « chill » et plaisant à écouter.
Dans le genre inattendu, « Trop speed » est à écouter également. Cette fois, Mac Tyer et Mac Kregor se lancent sur une prod très rapide et dansante. Un son assez surprenant au vu de l’ambiance de l’album, mais dans lequel le duo se balade encore une fois. Dans « Explosif », « Nostalgique », « Warriors » et « Bouge », on retrouve le Tandem « habituel ». Des prods puissantes, rythmées, aux refrains pleins de rages. Les grosses voix sont de sortie, le kickage et les punchlines également, pour nous offrir des bangers de qualité. « Sombre » est un morceau quant à lui plus mélancolique, comme on pouvait en trouver au début de l’album. La mélodie lancinante de guitare sur laquelle se promènent les deux rappeurs est un régal. Comme à leur habitude, ils ne bâclent pas les lyrics et proposent 3’56 de pure « poésie urbaine ».
« Eh ouais mon frère, l’enfer c’est ici et le paradis c’est là-haut
Car mon vieux c’est vu du ciel que la terre m’a l’air si belle
Et quand je plane dans mes rêves et que je pleure dans la vie
C’est que ma musique n’oublie pas qu’il fait noir dans les abysses »
Et quoi de mieux qu’une exceptionnelle master class pour conclure un tel album ? L’outro « Vécu de poissard » pourrait représenter l’album à elle seule. 7’13 de rap, de rage, de souffrance, de détermination, bref, de Tandem. Sur un sample de la B.O. du film « La maison près du cimetière » de Lucio Fulci, la prod est absolument démoniaque, et son rythme effréné semble ne jamais vouloir s’arrêter. Couplée aux talents de kickeurs de Mac Tyer et Mac Kregor, cela donne un morceau complètement fou et démesuré, qui accélère les battements du cœur autant qu’il donne des frissons. Forcément, les lyrics sont à la hauteur, et retracent tout ce qui a pu être rappé depuis l’intro.
Au final, l’album s’impose aujourd’hui comme un classique du rap français, de par l’exemple qu’il a montré à toutes les générations de rappeurs, notamment celles du 93. Avec une telle alchimie dans ce duo et un tel savoir-faire, il ne pouvait en être autrement.