Pourquoi le rap captive-t-il enfin la haute couture?

Longtemps mis à l’écart par l’industrie de la mode, les rappeurs sont aujourd’hui des acteurs importants (quand ils ne sont pas aussi des décideurs) de l’univers de la haute couture. Si ces mêmes rappeurs n’ont jamais pu se passer de la mode, comment se fait-il qu’aujourd’hui, la mode ne peux plus se passer d’eux?

Ces dernières années, il est évi­dent que l’image des dif­férentes dis­ci­plines du hip-hop a subit une impor­tante récupéra­tion de la part des acteurs économiques de grande enver­gure. Si l’al­liance entre le rap et l’industrie de la mode prends ses racines dans les années 90, il est clair que dans un pre­mier temps, cette col­lab­o­ra­tion s’est effec­tuée con­tre le gré des mar­ques de haute cou­ture, qui avait ten­dance à crain­dre pour leur pro­duit l’image que véhic­u­laient les rappeurs.

À cette l’époque, on pou­vait tout de même observ­er pour la pre­mière fois les super­stars du hip-hop Noto­ri­ous B.I.G et Tupac Shakur arbor­er fière­ment des vête­ments de luxe, sym­bole à leurs yeux de leur “rags to rich­es sto­ry” (his­toire d’as­cen­sion sociale).


Tupac Shakur, célèbre client du créa­teur ital­ien Versace


Mais ce refus d’as­so­ci­a­tion créa­tive avec le rap n’as pas duré longtemps. Assuré­ment, l’industrie de la mode a su com­pren­dre avec le temps — au dépend de plusieurs autres mar­ques — l’importance de soign­er son image auprès de la com­mu­nauté hip-hop. Pour illus­tr­er ce point, il est intéres­sant de se pencher sur le scan­dale qui a fait suite à l’article pub­lié dans The Econ­o­mist où était invité Louis Roed­er­er, PDG de la célèbre lignée de cham­pagne Cristal. Lors de l’interview, le jour­nal­iste bri­tan­nique Gideon Rach­man écrit à pro­pos du “brand-drop­ping” effec­tués par les rappeurs: « Dom Pérignon et Krug ont égale­ment eu leur part d’at­ten­tion indésir­able. ».

Aux États-Unis, le cham­pagne Cristal s’est vu boy­cotté en 2006 par la com­mu­nauté hip-hop, un rejet impor­tant mené par le rappeur Jay‑Z lui-même. Si l’entreprise de Louis Roed­er­er a cher­ché à désamorcer ce “bad buzz”, c’est parce que les boy­cotts des rappeurs se sont avérés effi­caces par le passé. En 2003, Pep­si a accep­té de don­ner 2,8 mil­lions d’euros à une organ­i­sa­tion car­i­ta­tive après que le cofon­da­teur du label Def Jam, Rus­sell Sim­mons, eut men­acé de boy­cotter la marque.

Aujourd’hui, face à l’om­nipo­tence des réseaux soci­aux, les stars de la musique urbaine sont dev­enues des pour­voyeurs d’ac­cès direct aux “mil­lenials”, qui d’i­ci 2025 représen­teront près de 50% du chiffre d’af­faires du luxe. Aupar­a­vant méfi­antes, les mar­ques ont donc fini par céder aux sirènes du rap, d’abord améri­cain, puis français.

Aux côtés des jour­nal­istes et des acteurs de ciné­ma, tra­di­tion­nelle­ment sous con­trat pub­lic­i­taire avec les maisons qui allient mode et par­fum, sont apparues des stars du hip-hop aux pre­miers rangs des défilés — quand ils n’en sig­naient pas pure­ment et sim­ple­ment la bande-son. 

Dans un pre­mier temps, les rappeurs les plus célèbres ont ouvert la voie chez les géants du secteur — Phar­rell Williams chez Chanel, Kanye West chez Louis Vuit­ton, APC ou Bal­main, Dap­per Dan chez Guc­ci — pré­parant le ter­rain en France aux artistes longtemps écartés par l’industrie de la mode car éti­quetés “racailles” et « ban­lieusards ». Mais là aus­si, les lignes bougent. Ain­si, en 2018, alors que Lomepal assur­ait un show­case pour Isabel Marant, Nek­feu présen­tait sa col­lab­o­ra­tion avec Agnès b. tan­dis que cette année Orel­san était invité chez Cartier.


A$AP Rocky, nou­velle égérie du mastodonte de la mode Dior


Il est impor­tant de com­pren­dre pourquoi cette alliance soudaine a vue le jour et ce, au delà des per­spec­tive finan­cières. Dans son ouvrage Pop­u­lar­i­sa­tion et récupéra­tion d’un mar­gin­al­isme artis­tique, le soci­o­logue français Lau­rent Béru estime que le rap incar­ne à la fois “l’œuvre d’art et l’expression du pau­vre” mais égale­ment “un sys­tème socio-économique par­al­lèle”.

Selon Béru, le rap a donc pour effet de réin­tro­duire “l’objet désuet, dépos­sédé de sa valeur”, ici le vête­ment, et de lui don­ner “une sec­onde vie”.  Ain­si, en réin­tro­duisant ces objets “déval­ués” sur le marché au tra­vers d’une asso­ci­a­tion au rap, l’industrie de la mode offre une nou­velle image à son con­tenu, portée par une forme “d’ap­pro­ba­tion urbaine”.

Pour infor­ma­tion, ce cas de fig­ure a aupar­a­vant existé pour l’industrie de la musique, quand les beat­mak­ers afro-améri­cains se sont appro­priés des instru­ments jugés sans réel valeur par l’élite musi­cale, comme dans les années 80 avec le syn­thé­tiseur TB-303 de l’entreprise japon­aise Roland. Ces mêmes syn­thé­tiseurs sont aujourd’hui ven­dus d’occasion à plus de 3 000€ alors que son prix de lance­ment s’élevait à 350€.

Pour les rappeurs, cette asso­ci­a­tion est une occa­sion de ten­dre vers une forme de démoc­ra­ti­sa­tion de la mode, de prou­ver qu’“il est impor­tant pour cette généra­tion et la généra­tion suiv­ante de voir des per­son­nes qui leur ressem­blent ou qui les inspirent, car la mode n’est plus réservée à l’élite » (pro­pos du rappeur new-yorkais A$AP Rocky recueil­lis sur le site BOF).

À l’heure où six Français sur dix déclar­ent écouter de la musique quo­ti­di­en­nement ou très régulière­ment (selon une récente étude menée par l’Ifop), il est clair que ces artistes du hip-hop définis­sent notre cul­ture, et ont telle­ment bien inté­gré l’industrie de la mode qu’elle ne peut plus se se sous­traire à eux. Mais les rappeurs peu­vent-ils se pass­er de la mode ?


 

Si ce type de mini-dossier vous a plu, n’hésitez pas à aller con­sul­ter mon arti­cle sur le rap au Nige­ria, un pays où le hip-hop se bat pour exister.

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